Dans son autobiographie I hate the man who runs this bar, conseillée à quiconque veut saisir, derrière l'apparent chaos discographique, les principes profonds de la philosophie du docteur, Chadbourne raconte cette anecdote: Wadada Leo Smith, un de ses maîtres, qui tenait la chaire de Dizzie Gillespie au California Institute of the Arts, lui a confié un jour avoir enregistré une piste de trompette en overdub "sans écouter les autres pistes". Et pour se justifier, il précisait: "Je ne peux pas jouer et écouter en même temps." Ce qui, pour n'importe quel musicien sensé, passerait pour une provocation ou une boutade, déclenche chez Eugene Chadbourne les conditions chimico-cérébrales d'une révélation, essentiellement au sens figuré, parce qu'il diagnostique ensuite chez la plupart des musiciens une frustration liée à l'excès d'autocritique, et au fait qu'ils cherchent à écouter et à jouer en même temps, attitudes différentes. Mais au sens propre, cette phrase l'encourage aussi à tenter d'overdubber de manière aléatoire, de rechercher autre chose dans l'enregistrement multipistes que le simple effet de décalcomanie. Ce disque somptueux est là pour illustrer cette démarche à tâtons: David Sait, joueur de Ghinzeng, une sorte de cithare sur table chinoise ancêtre du koto japonais, rencontre le docteur, au banjo, pour un Clash of the instruments traditionnels du plus bel effet. Mais l'extraordinaire est que les musiciens ne se sont pas rencontrés (au moins pour l'enregistrement), et que chacun a enregistré ses pistes séparément, sans écouter ce que l'autre avait fait (Eugene a enregistré ses parties au pays basque). Les deux moitiés, collées à la faveur d'un studio, donnent ce dialogue, non pas de sourds, mais d'agents extralucides de l'aléatoire, de l'accident heureux, du miracle. En brodant séparément leurs tapisseries, ils découvrent des motifs qui s'imbriquent et défient le hasard. Musiciens adeptes de la théorie du chaos, les deux mages jouent avec les fractales et abolissent l'espace-temps. Le docteur passe de Frankenstein on ice à Enstein on the beach. Car tout sonne, et les deux musiciens délivrent là un disque hanté, méditatif, fluide et envoûtant, de haute musique sacrée.
ALG